L’exposition Petite nature s’est tenue de janvier à mars 2025 à l’espace 36, lieu d’art contemporain à Saint-Omer, à l’issue d’une résidence d’un an dans l’Audomarois. La commande de l’espace 36 était de réfléchir à notre rapport à la nature. J’ai choisi d’en explorer les paradoxes, les ambivalences, à travers trois axes de recherche : l’eau, les oiseaux et les arbres, entre fascination, domestication et destruction. Les œuvres présentées se situent au carrefour entre arts plastiques, arts sonores, poésie et documentaire. Une diversité d’approches qui traduit mon intérêt pour les différentes façons d’aborder un sujet. À ce jour, l’exposition est constituée des pièces suivantes :
Ramée des Quatre frères / Ramée du Tilleul de la Liberté
Impressions sur papier. Dimensions pour chaque ramée : 180 x 90 cm.
Hommage à deux arbres remarquables du territoire audomarois : la cépée de chêne de Clairmarais dite Les quatre frères et le tilleul de la Liberté de Quercamps. Les ramées sont des poèmes arborescents qui se ramifient et proposent plusieurs chemins de lecture.
Ramée de l’Aa et de ses principaux affluents
Impression sur toile. Dimensions : 300 x 160 cm. À mi-chemin entre la nappe phréatique et le tissu de mensonges, ce poème en vers mesurés épouse la forme d’une partie du réseau hydrographique de la région. On peut y apprendre pas mal de choses, pourvu qu’on ne soit pas hypermétrope. (Voir le texte brut en annexe).
Le mur du son (installation sonore)
Huit photographies permettent d’accéder à 48 pastilles sonores et 10 extraits musicaux qui mettent en valeur des habitants de la région que j’ai rencontrés en préparant cette exposition. En les écoutant, on mesure la complexité des attitudes possibles face à la nature. On apprend aussi beaucoup de choses sur notre environnement immédiat.
Voici trois sons choisis au hasard parmi les 48 pastilles :
Avec les voix de :
Frédéric Harlay et Clément Héroguel, gardes-nature à Eden 62.
Alain Debacker, Antonin Duhamel et Thérèse Triquet, colombophiles à Saint-Omer, Verchocq et Delettes.
Florian Lamiot, écologue, chargé de mission auprès du Conseil régional.
Hugues Retaux, agent d’accueil à la Grange nature de Clairmarais.
Conservatoire des espèces menacées
Quatre boîtes de conserve de taille variable, impression sur papier.
Les défenseurs de la nature ont exploré bien des pistes pour sauvegarder les espèces en danger. Ils ont pourtant délibérément choisi d’ignorer celle de la mise en conserve. Pourtant, comme en témoignent le camembert ou la tête de veau, faire partie du patrimoine culinaire français vous confère à tout coup l’immortalité.
Musique de l’eau de l’Aa + Drôles d’oiseaux
Pièce audiovisuelle. Durée 18’39’’.
Musique de l’eau de l’Aa. Les analyses chimiques de l’eau de la rivière Aa disponibles sur le site de l’Office français de la biodiversité sont paradoxalement d’une grande aridité. J’ai souhaité les rendre accessibles à tous en les transformant en musique. Chaque prélèvement est transformé en une note dont la fréquence est proportionnelle à la quantité de l’élément analysé. Le cuivre provient essentiellement des rejets industriels ou agricoles. Il est toxique notamment pour les poissons mais aussi la micro-faune. Les nitrites sont dus pour une grande part aux engrais agricoles. En trop grande quantité, ils peuvent avoir des conséquences néfastes – notamment cancérigènes – sur la santé. Enfin, la baisse du taux de saturation en oxygène a des causes multiples, parmi lesquelles le réchauffement climatique. Qui a l’oreille musicale pourra constater un retour à la normale de ces trois paramètres à partir des années 1990-2000.
Drôles d’oiseaux.
Lors d’une séance d’écoute de chants d’oiseaux, des enfants ont réalisé une série de partitions graphiques. Ces partitions ont été soumises à des musiciens qui les ont exécutées après une courte concertation mais sans savoir à quel oiseau elles se rapportaient. On peut constater (ou pas) une certaine similitude entre les chants d’origine et le résultat final.
Partitions graphiques : les élèves de sixième de Fanny Bizien au collège Blaise Pascal de Longuenesse.
Musiciens : Claude Colpaert, Ivann Cruz, Xuân Mai Dang, Martin Granger, Philippe Lenglet, Maryline Pruvost, Laurent Rigaut.
Interdit aux oiseaux
On peut voir dans ce nichoir une métaphore transparente de notre propre rapport aux oiseaux, ou bien un simple clin d’œil aux objets paradoxaux de Jacques Carelman, auteur du fameux Catalogue d’objets Introuvables.
L’Analyse
Ce monostique (poème d’une seule phrase) remonte paresseusement le cours de la Lys en épousant sa forme. Le titre est une référence à l’Anabase de Xénophon. (Voir le texte brut en annexe).
Quintessence des dendroglyphes
Réparation symbolique d’une injustice flagrante : nombreux sont les humains qui gravent leur nom sur le tronc d’un arbre, mais on n’a aucun exemple d’arbre qui ait fait de même sur le tronc d’un humain. Les cinq essences ici présentes se trouvent sur le territoire audomarois.
L’ornithogénèse, ou les noms d’oiseaux
Près de 1500 espèces d’oiseaux ont disparu depuis que l’homme règne sur la planète. Cet automate génère des milliers de noms d’oiseaux – et donc autant de nouvelles espèces potentielles – en recombinant d’une façon originale des préfixes et suffixes grecs utilisés en ornithologie. Il est associé à une photographie prise au musée Henri Dupuis de Saint-Omer et représentant un oiseau empaillé tombé de son perchoir, une patte encore fixée à celui-ci.
Le petit poucet
Un "photopoème" rhopalique épousant la forme d’un chemin en forêt de Clairmarais.
Le milieu naturel
Une série ouverte de poèmes caviardés dans des ouvrages traitant des milieux naturels.
Texte de l’Analyse
Depuis l’Escaut en te guidant de son seul nom remonte la Lys vers le sud-ouest évite les ruisseaux de traverse dédaigne les affluents résiste aux bifurcations pendant les quelque cent quatre-vingt quinze kilomètres d’un voyage à contre-courant au cours duquel tu suivras le tracé vectoriel incapable que tu es de te repérer comme le font les civelles au seul goût de l’eau en accordant à chaque confluence une attention plus soutenue pour retrouver l’eau des origines afin de grandir à l’abri faisant montre d’un sens de l’orientation autrement développé que celui des spermatozoïdes avec le goût des sargasses encore dans les neurones mais pour l’instant il faut se résoudre à une remontée virtuelle les écluses pouvant figurer des alinéas ou des points entre les phrases pourtant on s’est ici lancé le défi d’adopter la fluidité de l’eau et de laisser couler les mots les molécules même si parfois la Lys canalisée doit bien geler et dans ce cas qu’adviendra-t-il du poème oui que serait un texte cristallisé sans doute rien d’autre qu’un agencement stérile et régulier de lettres sans aucune information ni même la fertilité des paroles gelées de François Rabelais alors vite bats des palmes des nageoires délie tes phalanges enfonce les touches de ton clavier réchauffe cette eau où les amphibiens se font désormais aussi rares que l’anguille en danger critique d’extinction à cause de la surpêche et de la mauvaise qualité de cette Lys qui n’arrêta pas l’armée allemande en mai quarante cette eau que vouvoya le poète Émile Verhaeren peut-être intimidé par les quelque trente mètres cubes qui s’écoulent à chaque seconde ou par l’insaisissable origine du nom de la rivière une étymologie qu’on a beau remonter mais dont le cours est vite interrompu par les portes closes d’une écluse qui n’est autre que notre méconnaissance des racines de la langue des Morins et d’un temps où les méandres n’avaient pas encore été remplacés par le canal tristement rectiligne où glissent des bateaux de mille trois cent cinquante tonnes qui transportent matériaux de construction produits agro-alimentaires hydrocarbures autant de marchandises propulsées par les hélices qui remuent à peine l’eau noire sous laquelle parfois reposent des corps car même si on ne se noie jamais deux fois dans le même fleuve c’est bien dans la Lys tout près d’Armentières qu’un enfant de six ans s’est noyé le vingt juillet deux mille vingt-quatre et deux mois plus tard c’est là qu’un Belge s’est suicidé en se jetant dans l’eau à l’endroit même où le bourreau de Lille jeta le corps sans tête de Milady de Winter tandis qu’un peu plus loin à Merville c’est un gosse de douze ans qui saute d’une écluse pour gagner un pari et qui ne remonte pas et la Lys s’en fiche pensez-vous elle en a vu d’autres elle dont les crues ont recouvert d’une couche de plusieurs mètres de sédiments un atelier de verrier vieux de deux mille ans près de Thérouanne pourtant c’est à cet enfant noyé que je pense en contemplant les bâches en plastique noir qui pendouillent tristement à Delettes sur les bords de ce qui n’est plus guère qu’un gros ruisseau serpentant entre les pâtures à vaches et dont un beau jour de mille neuf cent quatre-vingt quatre un éboulement déplaça de quelques mètres la source.
Texte de la ramée de l’Aa
1.
Trésor des verbicrucistes,
son nom prête à controverse :
est-il issu du germain
ou bien du latin aqua ?
Les linguistes ont tranché
pour la première hypothèse.
On en trouve beaucoup d’autres
de ces petites rivières
à porter cet hydronyme.
D’abord dans les Pays-Bas,
en Westphalie ou en Suisse.
En des temps préhistoriques,
l’Aa coulait vers la Lys
qu’elle rejoignait vers Aire,
mais à la hauteur de Lumbres
la tectonique des blocs
dévie son cours vers la mer,
et la voilà soudain fleuve.
On a trouvé sur ses rives
le squelette d’un mammouth,
des os de rhinocéros,
de cerf et puis de bison.
Au tournant du premier siècle,
la mer envahit la plaine
pour former une cuvette :
peut-être le Sinus Itius
que César prit comme base
pour conquérir l’Angleterre.
Les Francs au Ve siècle
occupent la rive droite :
c’est, depuis, une frontière
pour les langues mais aussi
pour les deux départements.
Plus tard ce sont les Vikings
qui remonteront ses eaux
pour dévaster la région.
Il y a plus de cinq cents ans,
un rouleau de parchemin
trace à la plume son cours
de Saint-Omer à Wizernes.
Au début du XIXe
on mentionne la présence
d’îles flottantes de tourbe
où poussaient des arbrisseaux
dont on maîtrisait la taille
pour qu’ils n’offrent point de prise
aux vents venus de la mer.
Un politique ambitieux
gagnerait ma sympathie
en lançant de grands travaux
pour restaurer ces merveilles.
Cela fait des décennies
qu’il n’y a plus de castors
ni de loutres en ces eaux
où remontaient les plus grosses
truites de mer du pays.
Vers 1980,
l’Aa fut un des cours d’eau
les plus pollués de France.
Papeterie, poudrerie,
cimenterie, verrerie,
l’industrie fit de l’Aa
un purgatoire chimique.
Tristes records d’anoxie,
colonies de bactéries,
on vit des chats la franchir
sur de la pâte à papier
desséchée par le soleil
sans mouiller leurs coussinets.
Outre cet étrange ver
qu’on appelle tubifex,
le chironome plumeux,
autrement dit ver de vase,
rare parmi les vivants
autres que les bactéries
à tolérer cet enfer,
y pullulait par millions.
C’est à lui que je dédie
ce long poème fluvial.
Ô courageux chironome
dont le sang cuivré n’a pas
les reflets rouges du nôtre
tu te charges d’absorber
les salissures humaines
et tu recycles les tiennes
en un tube protecteur
où ta larve va grandir
quand nous recyclons la merde
en la déversant dans l’eau.
Tu mériterais cent fois
qu’on t’élève un monument
plutôt qu’à des généraux
mais aucun enfant sans doute
ne passerait sans frémir
devant ta statue de bronze
aux antennes en plumeau.
Aujourd’hui l’agriculture
a remplacé l’industrie
comme cause de ravage :
l’eutrophisation menace.
Mais ce long texte s’achève
dans les collines de craie
où l’Aa sans cesse naît.
2.
Ici un watergang
c’est la rivière d’Oye
dont les ondulations
parmi les champs ouverts
qui furent submergés
semblent si élégantes.
On peut compter ses ponts
qui sont au nombre d’onze :
c’est plus qu’à Königsberg,
il faudrait un Euler
pour savoir si l’on peut
les franchir sans jamais
repasser par le même !
À l’autre extrémité,
thuyas, ormes, mélèzes,
cyprès et peupliers :
ce sont des noms de rues.
3.
dont le lac Léman servit
à une belle expérience
sur l’odorat des poissons,
à qui quelques molécules
suffisent pour retrouver
un minuscule ruisseau
parmi des centaines d’autres.
Ici pas d’hésitation,
c’est tout droit jusqu’à l’écluse
sur le cours d’eau du moulin –
autrement dit Meulestroom –
qui n’est autre que la Hem
(on dit aussi le Tiret) –
en version canalisée.
Hem veut dire en germanique
"bout de terre cultivée
dans la courbe d’un cours d’eau",
preuve de l’économie
de cette langue germaine.
Le canal est bordé d’arbres
mais ses rives de métal
sont fort inhospitalières
aux animaux de tout poil.
On se prend à espérer
pour déchirer cette tôle
des ragondins monstrueux.
À partir de Polincove,
la Hem n’est plus un canal
et se change en labyrinthe
aux ondulations multiples
bordé de saules têtards
qui passe brièvement
sous l’autoroute A26
qu’on surnomme "des Anglais".
Nous voici à Tournehem
dont les habitants s’appellent
bizarrement Sarrazins.
Ici la Hem est un rû
qui court de façon charmante
au milieu de la pâture
et qu’on enjambe aussi sec
pour échouer à Escœuilles.
4.
un peu plus que symbolique
ce que n’est en aucun cas
cette rivière qui coule
(de même que le genièvre)
à Houlle – jadis Houla.
5.
L’administration
avait le bon goût
de faire savoir
aux industriels
quand une inspection
devait avoir lieu.
Le ruisseau d’Acquin
se jette en la Becque
tout près du château
où j’ai bien failli
laisser ma chaussure
dans un marécage
et ma tête en l’air
avec les oiseaux.
6.
bouillon de culture
dont il faut savoir
sortir un moment
pour jouir en esthète
des beaux noms de lieux
autour du Bléquin
tels le Fol Penser,
la Tête de Vache,
le Courtil Perruque,
le Petit Hasard,
le Bois de la Veuve
ou les Longues Tringues
à moins qu’on n’admire
le tracé du train
d’Anvin à Calais
et sa voie métrique
dont il ne subsiste
qu’un tout petit pont.
7.
– andrique qui s’enfonce
dans les sombres abysses
(laissez-moi donc rêver !)
8.
L’Urne-à-l’Eau
c’est son nom
bien qu’il soit
interdit
d’y jeter
les cendres
de grand-mère,
le préfet
veille au grain.
9.
baptisées du sobre nom
de sphaerotilus natans
dont l’aspect filamenteux
me rappelle un résidu
d’adénoïdectomie
que j’avais voulu, enfant,
conserver dans un bocal
qui n’était sans doute pas
issu de l’usine d’Arques.
10.
de longs filaments blanchâtres
ondulant dans le courant
comme font exactement
les cheveux d’une noyée.
11.
ces nouilles japonaises
enchevêtrées dans l’eau
parfumée au miso
et qu’un cuisinier pêche
avec une écumoire.
12.
tituber au bord de l’eau
en faisant saigner leurs yeux
dans un râle épouvantable
tandis que leurs poils tombaient
et se changeaient en sangsues,
enfin il me semble bien,
et si ça n’a pas eu lieu,
ça aurait pu arriver.
13.
qu’ils sont beaux tes chromosomes
je voudrais chanter un psaume
un dithyrambe en trois tomes
en forme de palindrome
te suivre comme un fantôme
et te remettre un diplôme
valable en tout le royaume
veux-tu être mon binôme ?
14.
d’une joie indicible
à la vue d’un diptère
agrandi mille fois
dont ils arracheraient
les ailes cristallines
juste pour s’amuser
comme font les enfants.