Une petite série de chansons écrites pour le musée Jeanne Devos de Wormhout et chantées le 12 juin 2022. Elles sont largement inspirées du livre Jeanne Devos raconte de Jean-Pierre Grassien (éditions du Westhoek, 1987) obligeamment prêté par Anne Bruneau.

J’aurais dû m’appeler Scholastique

J’aurais dû m’appeler Scholastique
Mais ma marraine n’a pas voulu
Elle trouvait que c’était malvenu
qu’on me donne un nom trop exotique

un prénom c’est pas pour qu’on s’ moque
Aussi c’est Jeanne que je m’appelle
ça convient à toutes les époques
car des Jeanne on en trouve à la pelle

Je n’aimais pas beaucoup l’école

Je n’aimais pas beaucoup l’école
et j’élevais dans mon casier
pour me distraire et m’amuser
un tas de petites bestioles

Des souris et des vers à soie
que je gardais par devers moi
en cachette de la maîtresse

Les vers surtout me fascinaient
pour ne pas qu’ils soient en détresse
j’échangeais tout ce que j’avais
contre des feuilles de mûrier

Il avait fait souder deux tiges

Il avait fait souder deux tiges
à l’arrière de sa bicylette
c’était un langoureux vertige
quand il m’emmenait en goguette

"Regarde comme le ciel est bleu"
disait mon père en pédalant
et moi je remplissais mes yeux
tout en le serrant tendrement

il m’apprenait le nom des plantes
et des arbres sur le chemin
d’un coup je me sentais savante
j’oubliais tout le lendemain

Avec lui j’ai appris le vent
la nature et les paysages
j’étais bercée par le tangage
du vélo à travers les champs

Le vent soufflait sur l’épiderme
pour moi c’était ça l’aventure
quand nous allions de ferme en ferme
acheter de la nourriture

j’avais droit à un bol de lait
tout chaud plein de crème et de poils
et ma sœur une fois rentrée
me disait "tu sens le maroilles"

il n’y avait pas de vitesse
à sa bicyclette rustique
et on avait bien mal aux fesses
mais pour moi c’était l’Amérique

Encore un bébé

tous les ouvriers des fabriques
vivaient dans des taudis de brique
à partir de l’âg’ de douze ans
on f’sait travailler les enfants

ces gens étaient sans enthousiasme
vivant, travaillant dans les miasmes
semblant résignés à leur sort
ils n’attendaient rien que la mort

ils étaient couverts de poussière
leur maigreur faisait peine à voir
leurs épouses étaient dentellières
la peau jaune et les cernes noirs

ils allaient à l’estaminet
pour boire une chope à deux sous
ils rentraient se coucher fin saouls
et faisaient encore un bébé

Tuberculeuse

On avait fait venir le méd’cin de famille
sa voix perçait derrière la porte :
"c’est la tuberculose, et votre pauvre fille
dans six semaines sera morte"

Mais Jeanne était debout et l’oreille à l’affût
la mort pouvait toujours courir !
à compter de ce jour sa vie entière fut
consacrée à ne pas mourir.

Quand le bon abbé Lamps proposa de la prendre
auprès de lui à Bissezeele
Jeanne eut du mal à croir’ ce qu’elle venait d’entendre
l’espoir lui redonnait des ailes

et cette pauvre enfant qui fut donnée pour morte
par les docteurs incompétents
vécut sa longue vie toute solide et forte
jusqu’à ses 87 ans

Sorcière

les enfants essayez de ne pas rencontrer
cette femme qu’on dit sorcière
regardez bien autour et si vous la voyez
faites très vite marche arrière

on dit qu’elle a jeté un sort a une femme
par jalousie ou bien par rage
et qu’un jour la pauvrette a péri dans les flammes
sans le moindre signe d’orage

et quand les vaches avortent, que les cochons périssent
c’est qu’un sort a été jeté
on fait venir les frères et les bêtes guérissent
d’avoir été exorcisées

voilà ce qu’on disait aux enfants dans les Flandres
il y a quelques décennies
voilà les racontars que l’on pouvait entendre
aujourd’hui tout ça c’est fini
… ou pas ?

L’opium rendait les enfants sages

Quand t’as douze gosses t’as pas le temps
de leur chanter une chanson
de leur retrouver leur doudou
de faire chauffer le biberon
de les bercer sur tes genoux
alors tu vas de temps en temps
chercher le sirop à l’opium

Avec ce biberon rempli de laudanum
il fera bien dodo mon tout petit bonhomme
dans un profond sommeil sans rêves et sans bruit
sans déranger personne il traverse la nuit

le lendemain c’est autre chose
le garnement est agité
incapable de cogiter…
on dirait qu’il cherche sa dose !

Nous sommes juste après la guerre

Nous sommes juste après la guerre
Jeanne et l’abbé n’ont plus un sou
Pour vivre comment vont-ils faire ?
Vont-ils mettre leurs meubles au clou
pour se retrouver en carafe
Ou prendre leurs jambes à leur cou ?

Quand la situation s’aggrave
Jeanne se choisit un métier
celui d’artisan-photographe
et la voilà dans les sentiers
à la recherche des mariages
qu’elle fixe sur le papier

mais bien souvent ses reportages
donnent des boutons au clergé
Jeanne va contre les usages
il faut dire que les curés
toléraient mal qu’une gonzesse
sur leurs plates-bandes pose ses pieds
dans le chœur au cœur de la messe
on n’avait jamais vu c’est sûr
une femme pointer ses fesses

Mais Jeanne n’est pas née de la dernière pluie
elle connaît la liturgie
elle sait bien que le curé
lorsqu’il faudra dire l’évangile
tournera le dos à la nef
Jeanne Devos est très agile
alors d’un coup de doigt très bref
elle appuie sur le déclencheur
et saisit l’instant de bonheur
entre deux mariés extatiques
faut bien faire tourner la boutique !

Un jour elle perd l’élastique
de sa culotte dans l’église
et va l’ôter au seul endroit
où on ne l’apercevra pas
mais elle oublie d’la remporter !
C’est un incident pas banal
qui est resté dans les annales
nous ne pouvons qu’imaginer
la tête que fit le curé
en découvrant une culotte
au milieu du confessionnal…