J’ai eu la chance de pouvoir interviewer mon fils Raoul juste après sa naissance.
Je vous propose à présent de retrouver le jeune Raoul G., qui vient à l’instant de remporter la spéciale Jeanne de Flandres. Raoul G., vous m’entendez ? Vous avez fait une arrivée très remarquée. Est-ce que vous vous attendiez à cette victoire ?
Je ne dirais pas que c’est une surprise totale, parce que j’ai tout fait pour, j’y croyais vraiment, et je m’étais préparé pendant neuf mois. Mais en même temps, ça c’est passé si vite que j’ai encore du mal à y croire. Je nage en plein bonheur, et je voudrais remercier mes parents, sans qui je n’aurais jamais réussi à mener cette course à son terme.
Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent d’avoir fait usage d’un forceps et d’une ventouse ?
Je ne nie pas l’usage du forceps, qui m’a laissé une marque bien visible sous l’œil droit, ni celui de la ventouse, qui m’a laissé une cicatrice circulaire sur le crâne. Mais je répète ce que j’ai déjà expliqué aux enquêteurs de la fédération, à savoir que j’ai été gêné pendant l’ascension du col de l’utérus par un cordon ombilical qui ne se trouvait certainement pas là par hasard. Je suis donc tout à fait serein, et j’attends les conclusions de la fédération. Maintenant, je comprends que ma victoire déplaise à certains, mais il faut qu’ils soient beaux joueurs. Enfin, je rappelle que les pédiatres n’ont rien trouvé d’anormal lors des examens d’homologation.
Vous avez choisi une voie difficile, mais qui s’est avérée payante...
En fait, je n’ai pas vraiment eu le choix. C’est vrai que j’avais envisagé plusieurs stratégies. Notamment celle de l’œuf, qui permet d’éviter la reptation dans un conduit étroit et humide, un sport que je ne goûte pas particulièrement. Mais je me suis vite rendu compte que sans bec, j’aurais les pires difficultés à briser la coquille. Il y avait aussi la division cellulaire, mais on m’a expliqué dès le départ que c’était impossible, puisque je suis un métazoaire composé de plusieurs cellules. Restait donc la viviparité, et même si cela imposait une logistique très lourde (un père, une mère, et tout un appareillage de tuyaux et de réservoirs sur lesquels je ne m’étendrai pas), c’est quand même une technique assez éprouvée, et qui donne de très bons résultats.
Vous avez traversé la ligne d’arrivée plutôt calmement, ce n’est que quelques secondes après que vous avez laissé éclater votre joie...
Oui, c’était un cri libérateur, comme si ces neuf mois de tension et de préparation venaient de trouver leur aboutissement, j’étais dans un état second, à la fois dans l’euphorie de la victoire mais aussi dans la douleur physique consécutive à l’effort.
C’est vrai qu’on avait noté avec quelque inquiétude la baisse de votre rythme cardiaque...
Je crois que c’est ce qui a tout déclenché. J’ai senti mon cœur lâcher, et je me suis dit « mon bébé » (je ne savais pas encore que je m’appelais Raoul), je me suis donc dit « mon bébé, c’est maintenant ou jamais ». Et j’ai foncé. Je voulais vraiment arriver le premier. Bon, évidemment, j’étais tout seul, mais ça je ne pouvais pas le savoir.
Comment allez-vous employer les prochains jours ?
Rien d’extraordinaire, je crois que je vais me reposer un peu, crier bien sûr, et prendre du bon temps en tétant des mamelons bien gorgés de lait et en faisant des cacas jaunes et mous. J’en ai tellement rêvé que je ne vois pas pourquoi je m’en priverais !
Et au niveau sportif, quelle sera la prochaine étape ? Vous venez de faire une démonstration qui tient à la fois de l’apnée, de la natation et de la spéléologie, c’est quand même pas banal !
Je vais peut-être vous étonner, mais je pense sérieusement à raccrocher les moufles. Ce genre de sport est quand même très éprouvant autant pour le physique que pour le mental. Je crois que je vais me ménager, et éventuellement participer à des compétitions pour lesquelles les enjeux sont moins importants : poussée de dents, otites, érythème fessier, bronchiolite, ce genre de choses. Je pense que j’ai toutes mes chances !
Un petit tour à la Bourse de Paris avec Raoul Granger pour un point sur le marché des changes...
Eh bien oui, un marché des changes qui se porte plutôt bien, et qui a fini par absorber les prises de bénéfices d’hier grâce à sa double couche protectrice en coton. Au milieu d’un marché excrément agité, Pampers effectue une percée remarquable, mais une enquête est ouverte car l’autorité boursière soupçonne quelques fuites, qui ont entaché la réputation de la marque. Rappelons que ce n’est pas la première fois que les dirigeants de Pampers se retrouvent mouillés dans une affaire de délit d’initié. Huggies, dont le PDG expédie les affaires courantes, subit quelques pertes sèches après que son siège a été perquisitionné, ce qui explique que cette valeur s’affaisse, même si les actionnaires sont confiants, la marque étant assise sur un important matelas de liquidités. Mais elle est marquée à la culotte par Peaudouce, la valeur phare du CACA Rente, qui pourrait bien déborder ses concurrents pour inonder le marché asiatique, et augmenter ainsi ses fonds propres.
Oui, bon ben Raoul on va s’arrêter là, un mot peut-être sur votre captivité, vous avez été retenu en otage pendant neuf mois, c’est bien cela ? Dans quelles conditions votre captivité s’est-elle déroulée ?
Je dois admettre que mes ravisseurs m’ont très bien traité. J’étais nourri très régulièrement, dans une pièce certes exiguë mais correctement chauffée et hyper confortable. J’étais à l’isolement complet, je ne pouvais voir personne, mais c’était plutôt agréable. À vrai dire, une fois dehors, je n’avais qu’une envie : y retourner ! Peut-être est-ce ce qu’on appelle le syndrome de Stockholm, je ne sais pas. En tout cas je garde de cette période d’enfermement un souvenir formidable.
Pouvez-vous nous relater les circonstances spectaculaires de votre évasion ?
En réfléchissant, je me suis dit qu’il avait bien fallu me faire entrer par une issue quelconque. J’ai donc exploré systématiquement les parois de ma cellule. Et puis un jour, j’ai remarqué une petite dépression un peu plus molle. Alors patiemment, j’ai creusé avec la tête. Au bout d’un moment, j’ai perçu une vague lueur et j’ai senti qu’on me tirait vers l’extérieur. J’étais entravé par un lien puissant que quelqu’un, heureusement, a promptement sectionné. Je remercie sincèrement mes complices anonymes, même si je commence à penser qu’ils m’ont fait un cadeau empoisonné et que c’était mieux avant.
Savez-vous pourquoi vous aviez été capturé ?
C’est étonnant, mais je n’en ai pas le moindre souvenir. Je ne me souviens même pas de ma vie d’avant... Quand j’essaie d’y penser, c’est un grand trou noir. Comme si j’avais été prisonnier depuis l’aube des temps. Je dois tout réapprendre : je ne parviens plus à m’exprimer correctement, je ne sais plus marcher... C’est peut-être cela qui me chagrine le plus. Dès que j’essaie d’exprimer quelque chose, les mots me manquent, et ça se termine par des hurlements.
La liberté recouvrée n’est-elle pas trop grisante ?
Liberté, c’est un bien grand mot. Je vous dis ça entre nous, mais j’ai bien l’impression d’être retombé entre les mains de mes ravisseurs. En tout cas, je reconnais distinctement leur voix. Je n’ai pas encore compris quel est leur intérêt dans cette histoire, mais je vous promets que je vais essayer de tirer cela au clair.