Je ne sais pas prononcer son nom, à l’anglaise ou à la française. L’intérêt de son nom, c’est qu’il aurait pu être celui de rigoureusement n’importe qui. J’apprendrai plus tard dans sa notice Wikipedia qu’il s’agissait d’un pseudonyme.
L’appartement : 128 mètres carrés au premier étage. Besoin de travaux. Les pièces paraissent étroites et biscornues, mais c’est à cause des livres. Après une demi-heure, incapacité de tracer un plan. Trop concentré sur les objets. Deux pièces sont vides (la chambre et la cuisine), le reste difficilement praticable.
Se trouver dans son appartement comme à l’intérieur de son crâne. Un cocon, une coquille, une cathédrale. Dans « mausolée » il y a « musée ». Il reste « aol », qui ne veut rien dire. Idée que cet agencement de la matière dans lequel j’évolue est le fruit d’un cerveau et d’un travail de plusieurs décennies, et retournera à l’entropie de la même manière que les atomes qui constituent le propriétaire de l’appartement. Atom at home. Cette idée me répugne. Désir de sauver les meubles. Ou plutôt tout sauf les meubles. Analogie avec les fouilles de sauvetage archéologique. L’entreprise consistant à « dérusher » le matériau. Ces dossiers que je n’ai pas ouverts peuvent sans doute avoir un intérêt capital pour quelques dizaines de personnes dans le monde. Comment les trouver ? Frustration de ne pas avoir le temps de passer une semaine dans l’appartement. Satisfaction de se dire que de toute façon, une semaine serait le temps nécessaire pour convaincre quiconque qu’il faut y passer une année… Tentation de tout laisser tomber pour chercher, classer, lire. Impression d’être frappé par une de ces vieilles malédictions qui se transmettent d’humain en humain comme un sparadrap qui colle. Je me pose une question d’ordre médico-légal : si R. est mort dans son lit suite à un incendie, comment expliquer que tout n’ait pas flambé en quelques minutes ? Je ne peux m’empêcher d’imaginer une lutte à mort, comme si cet homme, sur le point d’être mangé par ses propres livres et papiers, avait voulu tout détruire en même temps, eux et lui.
À cela ajouter l’attrait du caractère presque clandestin de la visite, l’appréhension d’être vu aux fenêtres en train de consulter les rayonnages. Le romanesque de la situation, le sentiment parfois d’être tombé dans une toile d’araignée. Conscience que ce mystère et cet attrait viennent avant tout du fait que le propriétaire s’est suicidé [1] et que je n’ai pas le droit d’être là. Tentation de voler ne serait-ce qu’un objet, à laquelle je ne succombe pas.
Pseudo-inventaire résultant d’une visite d’une demi-heure au XXX de la rue Lemercier, Paris XVII.
– une sacoche avec plusieurs boîtiers et objectifs Nikon dont un 15mm
– les contes de Perrault par Gustave Doré (?)
– une bible (?) en allemand de Gustave Doré
– une chemise rouge marquée "Brigitte Bardot" contenant des photographies de la susdite datant vraisemblablement des années 50 ou 60, photographies de toute évidence tirées dans un labo artisanal.
– photographies du propriétaire en compagnie de Mario Soares et du Dalaï Lama.
– panoplie de samuraï (?)
– bobines de films 35 mm étiquetées Shinto pour la plupart, mais aussi Fellini et Pasolini.
– un accessoire indéterminé sans doute destiné au montage de films 35 mm.
– un agrandisseur lui-même passablement grand.
– des cartons de cartes postales anciennes.
– des gravures.
– un livre datant sans doute du XVIIe siècle dont ne me revient que le premier mot du titre : Défense.
– deux sculptures, l’une en bronze l’autre en pierre, de provenance et d’âge indéterminés, ce qui plaide pour une provenance lointaine et un âge canonique, ou au moins une provenance exotique et un âge avancé.
– une corbeille avec des lettres, dont l’une date de 2004 et émane d’un ami qui se remet d’une dépression et parle de philosophie et de sagesse orientale.
– des gravures provenant d’ouvrages ayant été reliés.
– quelques pièces de tissu.
– des revues.
– des milliers et des milliers de livres.
L’enfance de R. : désir de la connaître, ou au moins de l’imaginer. Besoin d’enquête (ne serait-ce que pour trouver quelqu’un pour récupérer le fonds.) Chercher la familiarité avec R., sans pour autant attraper sa maladie.
J’ai contacté d’anciens collègues, des universitaires, espérant que quelqu’un manifesterait un intérêt pour cette accumulation ordonnée de documents. J’ai fini par abandonner. J’ignore ce qu’il est advenu du fonds de R. Je crains que tout ça ne soit parti à la benne.
[1] c’est du moins ce que je croyais sur le moment, apparemment ce n’est pas le cas !