J’ai toujours avec moi une corde pour me pendre. On ne sait jamais quand le besoin s’en fera sentir : les occasions sont innombrables. L’autre jour, Ophélie m’avait donné rendez-vous pour la deuxième fois. Ophélie est une fille charmante, et j’attendais ce second rendez-vous avec d’autant plus d’excitation que le premier ne s’était pas déroulé exactement comme je l’aurais rêvé. Sans doute mes gestes maladroits l’avaient-elle décontenancée, à moins que ce ne soit ma conversation (je suis assez doué pour la conversation, mais j’ai une certaine tendance à tout ramener à moi et parler sans interruption, surtout sous le coup de l’émotion). En tout cas, il m’avait fallu plusieurs lettres et une bonne dizaines de messages pour qu’elle consente à ce second rendez-vous, et je me frottais les mains en savourant d’avance
C’est vous dire l’intensité de ma déception lorsqu’Ophélie m’a fait comprendre, très clairement cette fois, qu’elle ne souhaitait plus me revoir.
L’idée de la corde m’est venue plus tard. C’était le lundi suivant, dans le bureau de M. Cordonnier. La discussion portait sur les objectifs de vente du trimestre. Le secteur des convoyeurs pendulaires est soumis à de fortes tensions depuis que les Coréens ont inondé le marché, mais malgré tout je n’étais pas mécontent de mes résultats. Seulement M. Cordonnier ne semblait pas partager mon avis et m’exliqua posément que les autres vendeurs avaient atteint des résultats bien meilleurs. Qu’importe, ai-je pensé, c’est le moment de lui parler de mon augmentation. Il faut dire que j’ai grand besoin de liquidités depuis que j’ai fait cet investissement malheureux dans une crypto-monnaie locale des pyrénées sur les conseils de mon beau-frère Antoine. Il est vrai que le projet était séduisant, au moins sur le papier : aider à la construction d’une bergerie souterraine pour la production d’un fromage à base de lait de brebis nourries exclusivement au chanvre indien. Hélas, les initiateurs du projet, des néo-ruraux sympathiques mais illuminés, n’avaient pas anticipé les contraintes sanitaires imposées par de complexes réglements européens. En tout cas, la seule solution pour continuer à payer mon loyer, c’était de doubler mon fixe pour atteindre 2400 euros net. Ce n’est pas grand chose, d’autant qu’il me semble que l’entreprise me doit beaucoup. L’effet de ces simples mots sur mon chef de secteur fut tout à fait inattendu : il manqua de s’étrangler. Fut-ce de rire ou d’indignation, je ne sais. Mais il reprit aussitôt sa contenance et me montra la porte d’un geste sans équivoque.
C’est sans doute dans le bus qui me ramenait chez moi que j’ai attrapé cette cochonnerie. D’après le neurologue, je n’ai vraiment pas eu de chance, car seule une infime fraction de la population est sensible à cette bactérie. Si j’ai bien compris, elle se nourrit de mon foie et reste indétectable aux yeux (si l’on peut dire) de mes globules blancs.
J’ai aperçu hier Ophélie devant une vitrine, pendue au cou de M. Cordonnier. Elle avait l’air si heureuse. Je crois qu’une balade en forêt me ferait le plus grand bien.