Un travail initié il y a plusieurs années avec des photos de murs écaillés. Les douze premières îles ont été exposées lors de l’édition 2022 des Fenêtres qui parlent. Puis c’est La Moulinette et le Tok’Ici (Lille) qui ont exposé une série de 37 îles, avant qu’une dizaine d’entre elles ne soit exposée au Colysée de Lambersart durant l’été 2023. La série poursuit son chemin avec 41 îles exposées à Métalu A Chahuter (Hellemmes) de janvier à mars 2024. Si vous êtes intéressé par l’exposition, n’hésitez pas à me contacter !


Les pays que nous désirons tiennent à chaque moment beaucoup plus de place dans notre vie véritable, que le pays où nous nous trouvons effectivement. (Marcel Proust, Du côté de chez Swann)

1. Æolia

Îles des vents perpétuels
76°22’23.0"N 151°04’24.8"E
Les vents éternels d’Æolia ont donné naissance aux fameuses forêts penchées, où les arbres poussent horizontalement, mettant les nids à la portée des prédateurs. C’est ainsi qu’au fil des siècles, les oiseaux d’Æolia se sont mis à creuser des terriers. Fort logiquement, ils ont fini par perdre leurs plumes, et rien aujourd’hui ne les distingue plus des taupes.

2. Amnesia

0°06’36.1"N 90°15’29.7"W
Jardins luxuriants, fauves domestiques, sources de miel et murs de topaze : tout ce qu’on connaît d’Amnesia nous vient du journal de bord de Giovanni da Verrazzano. Le navigateur lui-même n’aurait conservé aucun souvenir de cette île. Il a d’ailleurs juré par la suite qu’il n’y avait jamais accosté, et provoquait en duel quiconque osait soutenir le contraire.

3. Armala

De tous les animaux qu’abrite l’île d’Armala, la tarentula telegrafica est sans aucun doute le plus intrigant. Cette araignée grande comme la main couvre son territoire, qui peut atteindre deux hectares, d’un réseau dense de fils très résistants, que les autochtones utilisent à leur profit. Cette technique a été décrite en 1856 par Jules-Sylvestre de la Charterie, qui l’a baptisée arachnophonie : "les natifs communiquent sur des distances considérables en faisant vibrer la toile à l’aide d’un os de poulet en forme de stylet. Nul parmi les insulaires ne se déplace sans son coquillage (le plus souvent un macron lividus) dont il use comme d’un cornet acoustique, la pointe du cône touchant le fil et l’oreille collée au pavillon". La vitesse de transmission est toutefois limitée, car au-delà d’une certaine fréquence, les vibrations ont pour effet d’attirer l’animal, dont une seule morsure peut causer la mort en quelques secondes, comme le prouva bien malgré lui Jules-Sylvestre de la Charterie lors de son deuxième essai de transmission, tout à son excitation d’avoir découvert une sorte de télégraphe primitif.

4. Asharot

Les Asharotes dressent des insectes à effectuer diverses tâches répétitives : tenir un dormeur éveillé, déplacer des grains de riz depuis le grande-manger jusqu’à un trou dans la terre, débarrasser les arbres de leurs feuilles pour avoir plus de lumière…

5. Ataraxia

42°22’52.9’’N 12°05’17.3’’W
On raconte que certains parviennent à Ataraxia de leur plein gré, tandis que d’autres y accostent par hasard. Mais que tous y restent, car cette terre isolée a le pouvoir d’éteindre tout désir, même celui de la quitter. Ce ne sont là que des hypothèses, car d’Ataraxia aucune information ne transpire : nous sommes face à l’équivalent d’un trou noir.

6. Atrabilia

Atrabilia est déserte. Autrefois, sa terre était fertile, ses forêts giboyeuses retentissaient de chants d’oiseaux, ses vertes collines offraient une herbe grasse et nourrissante à l’appétit des vaches et moutons. Mais le roi perdit sa fille et sombra dans la mélancolie. Tout lui rappelait son enfant. Il fit raser les collines qui ressemblaient à ses joues, couper les blés qui ondoyaient comme ses cheveux, tuer les oiseaux qui lui rappelaient sa voix mélodieuse. Lorsqu’il ne resta plus rien, que l’île fut devenue un caillou, le roi en chassa les derniers habitants. On suppose qu’il y finit ses jours, rongé par la folie.

7. Balbuth

Dans l’Antiquité, Balbuth était célèbre pour ses innombrables dialectes, dont la richesse lexicale, les inventivités grammaticales, la variété des intonations étaient un sujet de fierté pour tous les habitants. Or, le sultan Palbanisura lança les Balbuthes dans le creusement d’un puits gigantesque. Mais c’était compter sans la susceptibilité de Batys, le dieu des Enfers qui, courroucé de tant d’audace, frappa Balbuth d’une terrible malédiction en unifiant toutes ses langues foisonnantes. On parle désormais sur l’île un seul idiome, si triste et monotone qu’il déclenche les baîllements de celui qui l’entend.

8. Botzibar

Botzibar est une terre granitique où ne pousse que du lichen. Les habitants attrapent des ortolans avec une technique ancestrale : ils gonflent des vessies natatoires de poisson avec le méthane qu’ils expulsent par les voies naturelles, avant d’y accrocher des filets. Ces pièges sont ensuite amarrés puis lâchés dans le ciel. Le soir venu, on ramène les filets et on fait griller les ortolans lors de repas festifs à l’issue desquels on gonfle de nouvelles vessies.

9. Butak

La société des Matataï de Butak est très hiérarchisée. Plus le rang social est élevé, plus on arbore un coquillage volumineux. Le vulgaire les porte en boucles d’oreilles, les classes intermédiaires en sautoir ou en pendentif. Pour les castes supérieures, les choses se compliquent : Butak est en effet l’un des principaux sanctuaires du Bathyphilius benitus, plus gros bivalve connu. Ainsi, les membres de l’élite se promènent souvent avec une brouette pour porter une coquille dont le poids peut excéder 60 kg. Pour la famille royale, les choses sont plus compliquées encore : nous ne citerons que le cas de la princesse Yaburo, connue pour habiter à l’intérieur d’un specimen de plus de 120 kg dont elle ne sort jamais.

10. Cochlea

À Cochlea, tout les écrits sont tabous. La mémoire se transmet exclusivement par la parole, et les étrangers qui tenteraient d’introduire un livre ou même un simple feuillet sont immédiatement mis à mort. Les grapholytes sont des fonctionnaires chargés de détruire ce qui pourrait faire penser à un message : deux brindilles tombées au sol et formant un X seront brûlées, un sol craquelé par la sécheresse et évoquant une écriture hermétique sera aspergé d’eau et passé au rouleau, quelques pierres fortuitement alignées le long d’un chemin seront réduites en poussière, la trace d’une vague sur le sable sera aussitôt effacée avec un balai conçu à cet effet…

11. Cotlezpec

Sur l’île de Cotlezpec, à chaque coucher du soleil, chacun prépare minutieusement ses actions du lendemain. Dès que pointe le premier rayon du soleil, il les exécute sans dévier de son plan. Cette habitude provoque des situations que nos esprits occidentaux peuvent trouver incohérentes : files d’attente devant des commerces fermés pour travaux, concours de châteaux de sable à marée haute, scènes de ménage en soliloque, ramassage des palourdes sous une épaisse couche de pétrole brut, policiers donnant des coups de matraque dans le vide tandis que des manifestants, dans la rue d’à côté, lancent des pavés sur une chaussée déserte…

12. Darmia

Darmia garde la trace des modes et des lubies architecturales, autant d’échecs catastrophiques. Maisons troglodytiques noyées par le tsunami de 1898, cabanes sur pilotis rongées par l’invasion de castors de 1917, maisons en paille détruites par le grand incendie de 1934, grottes de calcaire érodées par les pluies acides qui s’abattent sur l’île depuis les années 1970, tentes aérostatiques disparues lors de la tempête de 1999 et dont seules subsistent les amarres. La mode est actuellement aux maisons de bois, mais les premiers termites ont été signalés l’an dernier suite à l’escale d’un cargo panaméen.

13. L’île des Dermographes

La coutume qui veut que chacun porte sa généalogie tatouée sur sa peau remonte à l’ère ’Mtage, soit environ 14 générations. Les Dermographes qui naissent actuellement ont donc le corps couvert aux trois quarts de caractères minuscules établissant leurs 2^14, soit 16 384 aïeux. À moins de découvrir un procédé de tatouage d’une finesse jamais atteinte à ce jour, la prochaine génération risque de se voir amputée d’une partie de ses ancêtres. Le problème a été décrété Grande Cause Nationale en 2017, et une commission ad hoc a proposé plusieurs pistes. L’une consisterait à utiliser les enfants trouvés comme extensions de mémoire, puisque par définition, n’ayant pas de parents, ils ne sont pas tatoués. Malheureusement leur nombre est largement insuffisant. Une autre propose de tripler la ration alimentaire moyenne afin de rendre la population obèse, ce qui pourrait faire gagner quelques années en multipliant par deux la surface de peau. Une troisième préconise de tatouer les cochons sauvages dont l’île regorge, mais cela briserait un tabou puissant, seule la peau humaine étant jugée digne d’accueillir les noms des ancêtres. Une autre enfin, plus radicale, conclut que seul un changement d’alphabet permettrait de densifier l’écriture pour inscrire la quantité d’information nécessaire. Il est par ailleurs amusant de noter que comme toutes les parties du corps sont susceptibles d’être tatouées, c’est souvent dans l’intimité de la chambre à coucher que deux amants se découvrent un lien de parenté.

14. Edna

Une tradition orale locale rapporte qu’aux premiers âges, deux adolescents nommés Ivi et Mada se seraient introduits dans les vergers de la Reine, avant de s’enivrer et de se livrer à la fornication. Ils auraient été chassés du jardin par le serpent royal, non sans s’emparer d’un des plus beaux fruits de l’abricotier sacré. L’abricot et le serpent font l’objet d’une vénération absolue sur Edna, et sont figurés dans une statue de cèdre et d’onyx qui trône au milieu de l’île.

15. Euphonia

Les Euphones associent le silence à la mort. Si les ménages aisés ont chacun leur cage, bourrée d’oiseaux chanteurs piaillant à qui-mieux-mieux, les pauvres, se contentent d’affamer des chiens, qui aboient continuellement. À l’enfant qui naît, il est d’usage de souhaiter "longue vie et des acouphènes". À leur majorité, les jeunes se voient offrir un charivari, où tout leur entourage frappe sur des casseroles et autres ustensiles bruyants.
Les villages du littoral disposent de structures en bambous dans lesquelles le vent s’engouffre pour produire des sons d’orgue à toute heure du jour ou de la nuit. Comme il faut bien qu’on dorme, chaque nuit, quand le dernier oiseau a chanté, les nyctaphones commencent leur tournée. Ce sont de simples habitants chargés d’arpenter les rues en frappant deux galets l’un contre l’autre. Nul ne saurait s’endormir sans le son rassurant des galets du nyctaphone.
Lorsque par malheur un Euphone est atteint de surdité, il finit par se persuader d’être mort parmi les vivants. Il devient alors invisible aux yeux de ses congénères, et continue à errer comme un fantôme jusqu’à sa mort réelle.

16. L’île des Exégètes

Sur l’Île des Exégètes, on tente de donner un sens aux textes fondateurs, gravés sur des pierres conservées dans un sanctuaire. Mais ces textes sont écrits dans une langue oubliée depuis longtemps, et prêtent le flanc aux plus ardentes controverses. Pour les uns, il faudrait se mettre toutes affaires cessantes à élever des chèvres pour en faire un holocauste, seul moyen d’apaiser la colère des dieux. Pour d’autres il faudrait vivre les sept prochaines années dans un mutisme absolu. D’autres enfin prétendent que ces textes sacrés sont un appel vibrant à une vie de jouissance sans entraves. Ainsi, chacun interprète ces textes comme il l’entend, et l’île compte environ 300 communautés réunissant de deux à quelques dizaines d’individus.

17. Godina

Godina abrite le célèbre Démostère du professeur Deguiche. Cette ville-modèle fut entièrement conçue par l’industriel pour les ouvriers de son usine de locomotives à vapeur. Elle offre des commodités rares pour l’époque : un théâtre, une buanderie-piscine, des attractions pour enfants, des fontaines d’eau potable, des serres maraîchères, des appartements spacieux. La philanthropie du Pr. Deguiche n’avait pas de bornes, et lorsqu’il s’avisa que seul le travail faisait encore obstacle au bonheur de ses employés, il décida de les en libérer. Il leur légua l’usine et on le vit dès lors assumer seul toutes les tâches : ajustage, fonderie, puddlage, conduite du laminoir, mécanique, chaudronnerie, comptabilité, etc. Devant la baisse de rendement, ses anciens ouviers exigèrent qu’il double son temps de travail et supprime ses congés. Il finit par se mettre en grève, et trouva la mort au cours de la terrible répression qui s’ensuivit.

18. Gyranèse

39°07’34.4’’S 107°13’38.5’’E
Suite à la montée du fascisme, Gyranèse a adopté en 1934 un régime politique dit « de présidence tournante ». Son originalité est que l’expression a été prise au pied de la lettre : le chef de l’État est installé, pendant les 11 ans du mandat présidentiel, sur un plateau rotatif (environ 5 tours par minute). Une cérémonie du changement de sens est organisée à chaque nouvelle lune.

19. Héliophobie

Les habitants d’Héliophobie sont tous porteurs d’une tare génétique qui les rend allergiques au soleil. Ils sont par conséquent couverts en permanence d’une épaisse couche d’argile verte, raison pour laquelle les îlots voisins ont rompu tout commerce avec Héliophobie, qu’ils pensent hantée par des golems.

20. Hermetica

15°39’41.7"N 60°15’34.2"W
Si Hermetica est le seul pays au monde où il n’y ait pas de tribunal, c’est que la notion de vérité est inconnue des autochtones. Ainsi, au plus fort d’une averse, les locaux s’apostrophent volontiers d’un « peut-être bien qu’il pleut ! ». De même, lors d’un enterrement, il est d’usage de saluer la famille du défunt par la formule consacrée : « il est possible qu’il soit mort ! »

21. Kleptopedia

Sur Kleptopedia, quand une femme est sur le point d’accoucher, elle se rend sur la place publique et met son bébé aux enchères. Les autres habitants rivalisent alors de propositions alléchantes : l’une promet de payer les études supérieures de l’enfant, l’autre de lui offrir un trousseau princier, un troisième s’engage à le nourrir de mets délicats jusqu’à sa majorité, un quatrième de le baigner chaque jour dans du lait de souris… La cérémonie tourne vite au concours d’éloquence mais toutes ces propositions sont de pures conventions, et la jeune accouchée conclut invariablement par ces mots : gardez vos promesses, je garde mon enfant !

22. Kray-Wata

Les habitants de cette île volcanique souffrent perpétuellement d’une carence en sels minétraux causée par la pauvreté des sols et l’impossibilité de boire l’eau de mer en raison d’un plancton toxique. Aussi ne gaspillent-ils jamais leurs larmes. Chaque génération lèche les larmes de la précédente. Les personnes âgées, qui n’ont plus de larmes à lécher, dépérissent par manque de sels minéraux. Parfois, des agresseurs terrorisent des passants innocents dans le seul but de leur tirer des larmes, qu’ils lèchent à la sauvette. D’autres, plus rares, tentent de les faire rire aux larmes, avec un résultat plus mitigé.

23. Kretsch

Cette petite île voisine de la riche Bornavie se consacre entièrement à la monoculture du kroutsch, une sorte de limace de mer gluante et insipide qu’on élève dans des bassins creusés dans le sol volcanique. Sa chair est à la base d’une palette infinie de spécialités culinaires : le kvetch (kroutsch fumé et découpé en tranches), le pfartsch (soupe de kroutsch bouilli), le kvnatsch (krtousch taillé en lanières et séché au soleil). La majeure partie de la production nationale est salée, mise en conserves et acheminée par pirogue jusqu’au comptoir de Voutsch où elle est échangée aux Bornaves contre des légumes frais, de la viande et des épices. Mais les Bornaves ne maintiennent ce commerce que pour ne pas heurter la fierté de leurs voisins désargentés, et on dit qu’aussitôt réceptionnées, les conserves sont jetées à la mer.

24. Loxoma

Le langage corporel des loxomates est d’une sophistication extrême. Chaque mot, chaque idée est exprimable par des gestes qui engagent le corps tout entier. Des oreilles aux orteils, pas un muscle qui n’ait son importance dans ce ballet sémiotique. La meilleure période pour visiter l’île est celle du soltice d’été, au moment des assemblées de village, ou t’seppu’ki, qui réunissent de quelques dizaines à quelques centaines de personnes. Au cours de ces cérémonies très codifiées, toute personne désireuse d’exprimer une opinion sur la conduite de la cité prend la parole, ou plutôt le geste, d’abord tour à tour, puis par petits groupes de plus en plus nombreux. Le débat prend fin lorsque tout le monde danse sur la même chorégraphie, censée exprimer une parfaite synthèse des opinions. Une personne chargée de représenter le village est alors envoyée à la capitale, où le même phénomène se reproduit dans l’enceinte de ce qui correspond à notre Assemblée nationale, la pu’alima. La danse qui en résulte est l’équivalent de notre hymne national.

25. Maussada

Maussada semble avoir été créée sur mesure pour les ethnologues. On ne cesse d’y découvrir des coutumes toutes plus étranges les unes que les autres : le retournement des morts, la strangulation des veuves, le tatouage palpébral des nouveaux-nés, la crémation morganatique, la répudiation sororale, le rite pubertaire du scorpion, les transes extatiques post-coïtales, l’inhumation ante-mortem, etc. Toutefois, certains soupçonnent que ces coutumes auraient été créées à l’intention des quelques centaines d’ethnologues qui résident en permanence sur l’île et sont devenus indispensables à l’économie locale.

26. Morphose

16°01’32.3’’S 144°25’29.5’’W
Sur Morphose, quand deux personnes se rencontrent, elles échangent leurs métiers. C’est la conséquence d’une loi de 1976 visant à supprimer l’ennui au travail. Toutefois, suite à une série d’accidents malheureux, quelques professions sensibles ont été retirées du périmètre de la loi, comme les pilotes de ligne, les artilleuses, les premiers violons ou les chirurgiennes.

27. Neotenia

52°30’02.1’’N 46°36’02.5’’W
Les Néoténiens nous ressemblent en tous points, mais leur mémoire s’efface à chaque lever du soleil. Ils vivent en conséquence comme des bêtes, ne s’occupant que de se nourrir, se reproduire ou de se protéger des fauves. Parfois un esprit supérieur survient, mais son génie n’a que 24 heures pour s’exprimer, et ne permet bien souvent d’inventer qu’un panier d’osier tressé, un silex taillé, une sorte de couverture en laine bouillie ou un collier de coquillages. Autant de reliques auxquelles, dès le lendemain, plus personne ne saurait donner un sens.

28. Orthonésie

34°37’15.5’’N 32°14’23.7’’E
L’archipel d’Orthonésie comprend les deux principautés de Lévogyros et Dextrosia, chacune ravagée par un désir contradictoire : être la plus normale possible, tout en se démarquant de sa voisine. Ainsi, sur Lévogyros, les balcons sont ornés de géraniums, on porte une casquette et l’apéritif national est une anisette imbuvable surnommée Raku, tandis que sur sa voisine Dextrosia, les fenêtres sont ornées de pétunias, on se coiffe d’un béret, et on boit une liqueur de fenouil répugnante baptisée Yazak.

29. Oulpe

Le visiteur de passage prendrait volontiers les Oulpiens pour des fous. Pourtant, leur comportement a sa logique propre. Persuadés d’avoir quelque crime collectif à expier, les habitants d’Oulpe s’infligent des punitions fixées par décret et dont la nature varie régulièrement : marcher à cloche-pied, travailler avec un bandeau sur les yeux ou une main attachée dans le dos, s’exprimer uniquement à l’aide de citations, cuisiner des plats monochromatiques, ne s’adresser à autrui que par sons vocaliques… On raconte que s’il se passait un mois sans qu’une nouvelle punition ne soit inventée, l’île serait submergée.

30. Paleophilia

9°18’30.4’’N 92°39’04.1’’E
La Grande Duchesse Costanza de Morgenburg règne sur Paleophilia depuis 1953. Son unique passion : l’archéologie. Aussi le territoire est-il l’objet de fouilles constantes depuis près de 70 ans. Quoiqu’enthousiastes et dotées de moyens illimités, les équipes d’archéologues n’ont trouvé aucune trace d’un peuplement antérieur à l’arrivée de la dynastie régnante des Morgenburg, en 1952. Le musée archéologique de Schliemannstadt présente d’intéressantes mottes de terre.

31. Prosopos

À Prosopos, il est de la dernière impolitesse de se regarder dans les yeux. Ainsi les habitants se déplacent-ils la tête baissée. Par ailleurs, adresser la parole à quelqu’un est considéré comme un comportement extrêmement grossier. Cette situation donne lieu à de perpétuels quiproquos, et il n’est pas rare de coucher avec un parfait inconnu, voire de passer toute son existence avec lui.

32. Puso-puso

Sur Puso-Puso, ou l’île des cardiomanciens, il est d’usage de lire l’avenir dans le cœur. Généralement, ce n’est pas bien brillant.

33. Ruthenia

Sur Ruthenia, l’écologie est la norme. Le gouvernement traque sans pitié les groupes de réfractaires qui cultivent la nostalgie de l’ère industrielle. L’extension d’un potager géant (la "ferme aux mille courgettes") menace actuellement l’un des derniers espaces industriels de l’île, où les zonistes, comme ils se sont baptisés, craignent de voir disparaître l’un des derniers moteurs diesel.

34. Safar

Sur l’île de Safar, aucune décision d’importance ne se prend sans l’avis d’un ornithomancien, spécialiste de l’interprétation du chant des oiseaux. Ainsi c’est un pinson à bec mauve qui murmure à l’oreille du roi Fahoud, tandis qu’une fauvette à tête noire conduit les réformes du système éducatif pour le compte du ministre Ben Khalmouf. Côté écologie, l’éradication des chats ordonnée par la ministre Zeb-Kalmèche lui aurait été soufflée par un rouge-queue. Dans les mines de charbon, les coups de grisou ne sont pas rares : les serins en cage qu’on y descend meurent d’asphyxie avant d’avoir pu entonner leur chant d’alerte.

35. Superstice

À Superstice, tout est considéré comme un signe de mort. Qu’on vous rende la monnaie de la main gauche, qu’un nuage vienne à passer devant le soleil alors que vous tournez le coin d’une rue, qu’une feuille morte se pose aux pieds d’un enfant jouant à la marelle, que deux chiens aboient exactement en même temps, alors vous savez qu’il est temps de rédiger votre testament et d’aller vous allonger sur un lit en attendant que la mort vous emporte. Toutefois, si vous êtes encore en vie quand le soleil se lève, le sort est annulé et votre existence reprend son cours normal.

36. Tachycardie

19°28’41.2"S 170°22’58.5"E
L’autre nom de Tachycardie est « l’île des cœurs pressés ». Bien que la polygamie y soit officiellement interdite, six semaines en moyenne s’écoulent entre un mariage et un divorce. Le choix amoureux n’est pas le seul concerné par cette inconstance : depuis l’arrivée au pouvoir de la Présidente Joanna Kritter en 2019, pas moins de 146 gouvernements se sont succédé. Il est vrai que l’espérance de vie des Tachycards plafonne à 26 ans.

37. Taktuni

La croûte terrestre est si fine à Taktuni que les mouvements de convexion y sont plus marqués que n’importe où sur la planète. Ainsi on y trouve des plaques tectoniques de quelques kilomètres carrés. La bourgeoisie a pris possession des plaques du dessus, et les quartiers pauvres sont engloutis peu à peu vers les profondeurs magmatiques, leur densité ne cessant d’augmenter, ce qui a pour effet d’accentuer le phénomène. Le tourisme est formellement déconseillé à proximité des zones de subduction.

38. Taxos

61°50’12.8"S 55°06’01.4"W
L’activité principale sur Taxos est la bureaucratie. Le gouvernement local dispose d’une centaine de ministères et sous-ministères entièrement consacrés à la constitution et à la mise à jour de fichiers. Toute personne qui pose le pied sur l’île est d’ailleurs soumise par des douaniers tâtillons à un questionnaire exhaustif qui peut durer plusieurs semaines, avec des questions comme « quelle est la date de votre dernière utilisation d’un papier buvard ? » ou « un membre de votre famille a-t-il déjà pratiqué la natation synchronisée, même à titre occasionnel ? »

39. Tétracalys

Sur Tétracalys, les femmes ne sortent que voilées. Mais un seul voile laisse deviner les formes et excite la concupiscence des hommes. C’est pourquoi l’empereur Monodose a rendu obligatoire le port de deux voiles en 744. Cependant, deux voiles sont encore trop suggestifs pour les hommes de l’île et leur libido incontrôlable. Aux dernières nouvelles, quatre voiles sont considérés comme le minimum de décence qu’on est en droit d’exiger d’une épouse bien élevée.

40. Theia

12°11’01.2’’N 53°20’54.2’’E
La religion tient une place essentielle sur Theia, où chacun peut choisir entre cinquante cultes différents : tandis que les Anabates se déplacent à reculons pour refuser de voir ce qui va leur advenir, les Dendrophiles ont un arbre-jumeau qui donnera le bois de leur cercueil, les Hystérologues ne prennent jamais la parole en premier dans une discussion, les Pédophores portent leur enfant sur le dos jusqu’à sa première communion…

41. Umoya

La coutume veut qu’à Umoya, au lieu d’enterrer les morts ou de procéder à leur crémation, on recueille leur dernier souffle. Le cimetière communal de Lamuzelle présente ainsi des kilomètres d’étagères remplies de bocaux hermétiques et soigneusement étiquetés devant lesquels les familles viennent se recueillir. Ouvrir un bocal est passible de la peine capitale.

42. Wasardia

Atoll formé par la concrétion d’un volcan sous-marin sur un récif de corail perché sur une faille synclinale océanique traversée par des courants magmatiques qui viennent perturber le mouvement tectonique, l’archipel de Wasardie est sujet à de nombreuses secousses sismiques, au cours desquelles la population tout entière se jette à la mer pour fuir les coulées de lave. Les Wasards sont des nageurs hors-pairs, et plongent en apnée pour cueillir les coquillages qui leur servent de monnaie d’échange. Ils s’aident en mâchant de la sphonge, laquelle contient un alcaloïde, la paroxytine, qui produit de l’oxygène par réaction catalytique avec la salive.

43. Zorboleta

Zorboleta abrite plusieurs espèces de lézards, dont le remarquable typhlosaurus martini, totalement aveugle, qui capture des insectes – notamment des mouches – grâce à son ouïe redoutablement fine. Au fil du temps les mouches ont co-évolué avec le lézard et ne vrombissent plus. Comme elles ne craignent plus d’être repérées par leur prédateur, elles ont même fini par acquérir des ailes immenses et colorées, ce qui fait qu’on peine à les distinguer des papillons.