Bernard-Henri Lévy a des mains délicates aux ongles un peu trop longs et qui ne tremblent pas. Bernard Pivot porte les siennes à ses lèvres mais se ravise aussitôt.
Celles de Maurice Clavel soupèsent des couilles imaginaires qui jurent avec ses imparfaits du subjonctif. Plus rarement elles tournent ou énumèrent. Parfois l’index se tend vertical. Puis les doigts se referment sur un briquet, le poignet pivote permettant de lire l’heure, la dextre va fouiller dans la poche de la veste et en ressort vide, se crispe sur l’accoudoir, se déplace et saisit un verre – pas de l’eau : du pastis. On la revoit plus tard portant sa cigarette, sa sœur pend au repos.
André Glucksmann a les mains jointes, mais elles se séparent vite. C’est la gauche qui s’exprime d’abord. Mais le cadreur nous les cache, tout à son obsession pour les moirures capillaires. L’index gauche vient essuyer les lèvres dans un mouvement rapide. On déduit aux mouvements de l’épaule que les mains sont animées. Les énumérations sont appuyées par des mouvements circulaires, comme chez Clavel.
Bernard-Henri Lévy tient une cigarette dans la main droite. Il se débarrasse de sa cendre hors-champ. L’ongle du pouce vient effleurer la lèvre inférieure, plus tard la base du lobe du nez. Mais la main reste calme, tenant toujours sa cigarette et évoluant gracieusement en mouvements de va-et-vient à tendance circulaire. Le plus souvent, le pouce et le majeur joints dessinent un cercle presque parfait. Un instant cependant ils formeront un demi-cercle. Un plan large nous montre la main gauche, crispée sur l’accoudoir : c’est elle sans doute qui doit encaisser la tension, c’est sur elle que repose le calme olympien du jeune Apollon. Vint-quatre minutes et cinquante et une secondes : la main tendue de Bernard Pivot n’est pas un signe d’ouverture, mais une injonction faite à François Aubral et Xavier Delcourt de différer leur réaction aux propos de Bernard-Henri Lévy. Les deux mains d’André Glucksmann, à hauteur de col, doigts légèrement écartés, font quelques mouvements latéraux parallèles. Un peu plus tard, la main droite, les doigts repliés à l’intérieur du poing, prépare une crème fouettée fictive. Les deux mains miment ensuite successivement une séparation, on pense à la Mer Rouge s’ouvrant devant Moïse, puis un obstacle : peut-être la chute d’un rideau de fer ? L’index replié vient soutenir la base du nez. Les mouvements se font plus amples, presque lyriques, avant de revenir à un geste staccato et répété trois ou quatre fois : pouce et index joints, de haut en bas. Ce mouvement tend peu à peu vers l’horizontalité, et on pourrait croire au geste auguste du semeur, seulement il n’y a pas de graines. Mais ces mains n’ont aucun intérêt. Le véritable sujet ce sont les dents. Celles de Maurice Clavel s’alignent dans une parfaite régularité – et de ce fait on peut soupçonner qu’elles sont fausses – mais on ne les aperçoit que dans une moue disgracieuse de la lèvre supérieure qui tient du tic. Celles de Bernard Henri-Lévy, attaqué par Aubral, se découvrent, carnassières, dans le soulèvement de la moitié gauche du visage, à l’initiative d’un sourcil vigilant. Celles de Delcourt, les deux incisives supérieures du moins, sont très longues et toujours visibles. Mais voilà que je m’égare. En réalité je voulais vous parler des cheveux. Avez-vous remarqué la tignasse blonde d’Aubral ? Les mèches sculpturales de BHL ? Le cheveu terne et presque vaincu de Delcourt ? La cascade de jais chatoyante de Glucksmann, qui dissimule à peine des rouflaquettes grisonnantes ? Avez-vous seulement remarqué comme toutes ces toisons ressemblent à des perruques ?
Chronique de l’émission d’Apostrophes « Les nouveaux philosophes sont-ils de droite ou de gauche » réalisée pour le fanzine Hildegarde.